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La Vie dangereuse de Blaise Cendrars

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Cendrars La Vie dangereuse

Cendrars, c’est avant tout un regard, deux petits yeux comme à travers deux fentes, étroites, et qui nous fixent, avec défi. Rit-il ? Ou bien cet air de bravade est-il un masque, celui que la vie a apposé sur son visage, les voyages ? Cendrars, c’est un corps. Ce corps trempé par les traversées en bateau, par les décalages horaires, c’est le corps amputé du bras droit pendant la guerre et qui n’empêcha pas l’homme de continuer à vivre, aussi fortement, aussi intensément qu’auparavant. Car Cendrars, c’est aussi et surtout, une volonté. Celle qui le poussa à recréer, de ce corps amputé, un corps complet, exerçant d’emblée sa main gauche à l’écriture, au jonglage, boxant de son bras meurtri l’oreiller de son lit de dispensaire pour hâter la cicatrisation de sa plaie. Avec une seule hâte, sans doute : regagner cette vie, cette vie "dangereuse" qui était la sienne, et qui est toute vie quand elle ne se contente pas de la moyenne, mais recherche l’intensité.

Toutes ces anecdotes se trouvent dans le recueil La Vie dangereuse, publié chez Grasset. Il est toujours difficile de séparer ce qui, chez Cendrars, relève du factuel et ce qui appartient déjà à sa légende. L’homme, comme bien d’autres artistes, s’est employé de son vivant à ériger sa statue – même si le terme "statue" ne convient pas ici, tant le portrait qu’il dresse de lui-même à travers ces pages est mouvant, tout entier porté vers l’exploration perpétuelle des choses et du monde. Pour le lecteur d’aujourd’hui, non-spécialiste de son oeuvre ou de sa biographie comme je le suis, les débats qui peuvent graviter autour de la part de mythomanie de Cendrars sont finalement non avenus : il m’a toujours semblé plus important de voir comment la façon dont un artiste se peint donne une image de la vie qu’il rêvait, et des valeurs qu’il épousait.

La Vie dangereuse réunit cinq textes apparemment déliés. Le lecteur y voyage de l’Océan à la Champagne en guerre, du Brésil à un Antarctique d’opéra. Les époques, les événements se mêlent sans cohérence évidente. Les propos de ces textes, sont également dissemblables. Il demeure cependant un thème sous-jacent et plusieurs motifs récurrents qui fournissent une unité obscure à ce recueil : la peinture de cette "vie dangereuse" qui donne son titre à l’ouvrage.

Cendrars a été engagé volontaire pendant 14-18. C’est cette expérience qu’il relate dans "J’ai saigné" le deuxième texte du recueil. Sa vie s’affiche depuis sa blessure subie au front, et Cendrars décrit la vie dans le dispensaire, en s’attardant sur quelques figures marquantes : une bonne soeur infirmière, un "jeune berger" dont la mort apparaît comme un véritable calvaire sont les deux êtres auxquels il rend hommage. Le "saignement" qui donne son titre au texte est bien évidemment physique – car le corps est souffrant, détruit, et doublement ravagé quand les soins reçus s’avèrent parfois aggraver le mal. Mais le saignement est aussi psychologique, mental – la mort du petit berger constitue, tout comme la mort de l’enfant dans La Peste de Camus, ou bien l’amputation de Hippolyte dans Madame Bovary l’exemple même d’une douleur insupportable (pour l’auteur et le lecteur), et d’une mort proprement scandaleuse. Une des manifestations sur terre de cette vie dangereuse, et de cette mort redoutable. Le fait que Cendrars ait été engagé volontaire est en soi révélateur. Au-delà d’un simple engagement politique, on pourrait y voir un engagement existentiel, la guerre devenant pour l’homme qu’il était un des visages d’une aventure possible, et la façon dont il y est entré une exploration de la "vie dangereuse" où le corps expérimente le maximum de choses qu’il peut dans l’existence.

Cendrars n’est d’ailleurs pas le seul, dans ce recueil, à expérimenter cette vie dangereuse. De temps à autres, il est même confronté directement à des êtres au parcours et au passé hors-normes. C’est ainsi que dans "Fébronio (Magia sexualis)", l’auteur de Moravagine dresse un nouveau portrait de tueur sanguinaire, cette fois-ci croisé lors d’un voyage à Rio de Janeiro. Le dialogue avec l’assassin se révèle être une occasion pour appréhender son geste et surtout, pour l’analyser au regard de sa condition de Noir au sein de la société brésilienne et Cendrars, qui avait publié une Anthologie nègre tente de mettre au jour l’arrière-fond culturel et la signification des visions reçues par ledit Fébronio (qui était probablement schizophrène).

Mais ce qui, somme toute, est commun à tous ces textes, c’est cette envie furieuse d’embrasser le monde, de vouloir tout mettre du monde dans une phrase. On est frappés par la profusion d’énumérations :

"La fièvre, l’épuisement, la bouteille de cognac que j’avais absorbée d’un seul trait, les cachots de la route, l’horreur, l’épouvante des transbordements, les relents ou les renvois du chloroforme ou de l’huile camphrée, la faim, la fatigue, la sensation de vertige et de tomber, les bombardements, les injures, les misères, la cannonade de l’attaque, les bombes, les explosions, les revenez-y de la bataille, …" (page 46)

"Je me suis mis à pratiquer tous les sports violents et les jeux d’adresse, tels que le foot-ball, la natation, l’alpinisme, l’équitation, le tennis, le basket-ball ou le billard, les boules, le tir au pistolet, l’escrime, le croquet, les fléchettes ; grâce à quoi, aujourd’hui, je pilote aussi bien mon automobile de course que j’écris à la machine ou sténographie de la main gauche, ce qui me vaut de la joie." (page 57)

Le corps, meurtri, traversant la douleur, est aussi ce corps rené et redevenu vivant, traversé par la vie dans ce qu’elle a de plus urgent et de plus palpable : l’écriture est mise sur le même plan que la conduite de l’automobile de course, comme un autre rêve de vitesse du monde moderne. Comme si elle s’adaptait elle aussi au rythme de la vie, qu’elle était rapide, efficace, et à l’image du monde : multiple et grouillante de détails, ouverte sur l’infini. Cendrars écrit comme il vit, c’est-à-dire de manière excessive, inconsidérée, et son style donne l’impression d’un naturel généreux, comme si les phrases avaient été tracées sans trop qu’on s’en soucie, sur la page, avant d’aller faire autre chose de plus urgent. Car, pour finir, Cendrars n’écrit-il pas lui même :

"J’aurai été un des premiers poètes du temps à vouloir mener ma vie sur un plan mondial. Mais quel ennui d’écrire !" [...] je suis partout chez moi et [...] le monde moderne est mon climat d’écrivain" (page 166)



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